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Quatre ans avec Atos

L’histoire commence à un mariage, où je n’étais pas présent. Au bar, un ami bavarde avec un inconnu qui, après avoir échangé quelques mots d’usage, lui apprend qu’il est fonctionnaire à la Commission européenne et qu’il cherche un développeur Java. Cet ami en prend bonne note et me transmet ses coordonnées. Peu de temps après, je rencontre ce fonctionnaire et son équipe, et passe un entretien d’embauche. Je suis retenu pour le poste.

Quatre ans de ma carrière n’allait en partie tenir qu’à une discussion, entre deux personnes qui ne se connaissaient pas, au bar, à un mariage.

Le monde des intermédiaires

La Commission n’engage pratiquement pas directement de consultants externes, qu’ils soient employés ou indépendants. Il faut passer par un intermédiaire qui a remporté un contrat-cadre, marché public oblige.

Les intermédiaires sont légions dans le monde belge de l’informatique, aussi bien dans le secteur public que dans le privé. Des sociétés privées font largement appel à eux pour dénicher des freelances. Dans certains cas, ces intermédiaires disposent d’exclusivité, de telle sorte qu’il n’est pas possible pour la société commanditaire ou l’organisme public d’engager directement.

C’est largement le cas à la Commission européenne. Pour commencer mon nouveau boulot, il me fallait donc passer par un intermédiaire.

Où est-ce que je signe?

On me suggère de passer par Atos, à l’époque “Atos Origin”, une société multi-nationale qui sert déjà de conduit à mes futurs collègues. Il y aurait bien, peut-être, une autre possibilité, mais sans certitude; parfois le premier intermédiaire sur la liste n’est pas prêt à céder sa place au second, même si c’est un partenaire commercial, et puis pas besoin de chercher plus loin me dit-on. Tout cela est nébuleux, et nouveau pour moi. Je n’ai pas vraiment le choix, et mon choix ne semble de toute façon pas avoir beaucoup d’importance, le rôle de l’intermédiaire étant limité.

J’entre donc en contact avec Atos et je signe un service agreement, document qui reprend les éléments essentiels de la collaboration : identité des parties, taux journalier, lieu des prestations, et durée. Entre sociétés commerciales (car je suis indépendant, il ne s’agit donc pas d’un contrat de travail), il n’en faut pas plus pour constituer un contrat.

Mais Atos veut que je signe également un contrat plus formel, reprenant en détails les obligations de chaque partie. Le document qu’on me soumet fait plus de dix pages. Rapidement, je m’aperçois que les conditions sont tout à fait déséquilibrées, et qu’il s’agit de faire porter la charge de toutes sortes d’obligations au consultant, sans contrepartie pour Atos.

Ainsi, une clause prévoit, de manière très large, qu’en cas de faute (sans plus de précision), je devrai indemniser Atos d’un montant de 50.000 euros. Une autre clause prévoit le remboursement de tous les montants que j’aurais touché, sans limite dans le temps — autrement dit, potentiellement un an ou plus de rémunération — en cas de faute certes grave, mais l’indemnisation est proprement délirante.

Comme par hasard, il n’y a aucune clause réciproque en ma faveur.

Je note encore que lors de mon départ, je serai forfaitairement redevable d’une somme de 5.000 euros, pour former la personne qui me remplace.

J’interromps la lecture avant d’arriver au bout, car il est clair que je ne signerai pas une telle ignominie juridique, quand bien même le déséquilibre économique entre les parties est pattant et que la plupart des clauses seraient contestables, voire inapplicables. Inutile cependant de me mettre la corde juridique autour du cou avant même de commencer.

Je contacte le commercial chargé du suivi de mon dossier, qui m’explique que cela est “normal”.

— Ce sont des clauses rédigées pour de grosses sociétés, il est vrai que ce n’est pas adapté à des consultants indépendants comme vous.
— Vous avez cependant des dizaines de consultants qui comme moi passent par votre intermédiaire, et vous êtes en train de me dire que vous n’avez jamais pris la peine de rédiger un contrat adapté?

Il me dit que de toute façon, on n’appliquera pas ces clauses.

— Dans ce cas, pourquoi les écrire si c’est pour ne pas les appliquer?

Le bon sens resta sans effet sur la procédure qu’il fallait suivre sans en contester le bien-fondé. Il fallait signer.

—Je vais y réfléchir.

Il était clair que je ne signerais pas en l’état, et que ma réflexion porterait uniquement sur les moyens à mettre en œuvre pour ne pas signer. Il y eu bien un rappel mais, misant sur la bureaucratie de ce genre de sociétés et évitant de répondre aux relances, la signature de ce contrat tomba dans les oubliettes corporate. En tout cas pour l’instant, car ce contrat se rappellera à mon bon souvenir quatre ans plus tard.

Ce que l’intermédiaire se met en poche

J’étais “fraîchement passé indép” comme développeur, comme on dit dans notre jargon, encore peu au courant des ficelles et pratiques propres à ce domaine, et encore moins au microcosme de la Commission. Je savais combien je facturais par jour à Atos, mais je n’avais aucune idée de ce que Atos facturait en retour à la Commission, et quelle était leur marge bénéficiaire.

Interrogé sur ce point, les réponses du commercial étaient évasives : cela dépend de votre contrat-cadre, je n’ai pas accès à cette information, nous travaillons toujours de la même manière, etc. Mais le contrat-cadre étant public, tout cela n’était finalement que secret de polichinelle pour qui savait naviguer dans les méandres administratives, et il ne fut pas difficile de trouver un fonctionnaire pour me donner les chiffres.

Il s’avéra qu’Atos se réservait une marge comprise entre 14,5% et 22,5% sur nos contrats. Cela peut paraître énorme au non-initié, mais c’est la norme. 20% de marge sont considérés comme normal. Oui, cela veut dire que sur un an, vous laissez plus de deux mois à l’intermédiaire. C’est censé le rémunérer pour le temps passé à poser le besoin du client, puis à vous trouver, avec tous les coûts connexes du commercial : bureau, salaire, bonus, voiture, etc, la bureaucratie, les coûts pour répondre aux appels d’offre qu’il faut bien amortir et les pertes de temps, en ce compris tous les cas où le candidat ne convient pas.

Les employés bodyshoppés sont encore plus rentables que les indépendants et un collègue qui s’était mis en tête de quitter son statut d’employé pour passer freelance tout en restant chez le même intermédiaire eut droit à toutes sortes d’excuses pour que l’affaire ne se fasse pas.

Ce système n’a certainement pas mes faveurs, et aujourd’hui je court-circuite les intermédiaires autant que possible, que je sois consultant ou client final à la recherche d’un consultant. Mais à ce moment là, je n’avais pas le choix.

Dégraisser l’intermédiaire…

La lumière étant faite sur la généreuse marge d’Atos, quelque chose n’allait pas. S’il est normal de rémunérer l’intermédiaire pour son travail, cela semble moins naturel quand le recrutement s’est fait sans faire appel à ses services et sans son intermédiation, et que tout s’est fait directement entre le fonctionnaire et le développeur indépendant, fut-ce par l’entremise gracieuse d’un ami à un mariage. Dans ce cas, le seul “travail” consiste pour l’intermédiaire à apparaître après-coup, à faire signer un contrat (grossièrement inadapté) et à recevoir votre facture mensuelle pour refacturer le client, en empochant un bénéfice juteux au passage.

Il s’avère que mes collègues étaient tous dans le même cas, et avaient trouvés d’eux-même leur chemin jusque ici sans l’aide d’Atos avant de devoir faire appel à leurs “services”.

La valeur ajoutée à peu près nulle ou à tout le moins douteuse qu’apportait Atos contrastait avec leur marge généreuse et, interpellé, le commercial me donna une réponse sans appel.

Quant aux tarifs ou marges, ce n’est pas à vous de les juger raisonnables ou pas.

La seule règle étant la loi de l’offre et de la demande, mon appréciation vaut en réalité tout autant que la leur.

Puis, une année s’étant écoulée, aucune indexation ne nous avait été proposée, alors qu’Atos avait bien indexé de son côté. À cette époque, on parlait d’environ 2% par an.

…Et renégocier nos contrats

Vint le moment où nos contrats arrivaient à expiration. Ils allaient naturellement être reconduits, tels quels. C’est alors que les collègues et moi-même convînmes de renégocier nos tarifs.

Il fallait, pour aboutir, se serrer les coudes et tenir tête.

La première réaction du commercial fut sans surprise : non, ce n’est pas possible, il n’en est pas question, on n’a jamais vu cela, et si on doit le faire pour vous, alors il faudra le faire pour tout le monde, etc. Les échanges n’étaient en rien constructif, comme lors de ce dialogue risible auquel des collègues ont assisté.

— Commercial : “Vous êtes payés trente jours fin de mois, alors que la Commission nous paie à trois mois; nous vous servons donc de trésorerie et cela justifie notre marge.”
— Moi (sourire en coin) : “Ok, dans ce cas payez-moi à trois mois, en réduisant votre marge.”
— Commercial : “Oui mais non, ce n’est pas possible.”
— Moi : “Votre justification ne tenait donc pas la route.”

Je fus surpris par la position dure de mes collègues, plus aguerris que moi dans les techniques de négociations propres au milieu. Il fut convenu de prendre une position très favorable, et de demander à Atos de se limiter à 2,5% de marge, compte tenu de la quasi absence de prestations dans leur chef et du revenu récurrent sur le long terme que notre seule présence leur fournissait. Le commercial faillit tomber à la renverse. Les négociations se durcirent, sans que personne ne bouge.

Le temps passait, et cela jouait en notre faveur, car nous étions prêts à accepter ce que la plupart des consultants redoutent : une interruption de nos contrats. Une fois nos contrats arrivés à leur terme, la Commission devrait se passer de nos services. Le fonctionnaire ne peut en aucun cas se mêler de ces aspects contractuels, au risque d’interférer avec les règles du contrat-cadre, mais rien ne nous empêchait de lui faire part, peu de temps avant d’arriver au terme, qu’Atos refusait de revoir sa marge jugée trop élevée compte tenu des circonstances. Cela allait mettre le service dans l’embarras, voire dans la difficulté, et nous en étions désolé.

Le fonctionnaire ne pouvait donc pas intervenir mais, deux jours après cette brève conversation qui n’avait pour but que de le tenir informé, Atos nous recontactait avec une proposition. Le timing ne pouvait être qu’une heureuse coïncidence. Un nouveau contrat nous attendait, avec une marge réduite à 12%. L’affaire fut entendue. Le fonctionnaire pesta contre la présence massive d’indépendants dans son département, source de risque de nous voir partir en masse à tout moment, mais comme nos prestations étaient de qualité, je ne pense pas qu’il nous en ait tenu rigueur.

C’est à partir de ce moment que rancœur et défiance se sont sans doute installées entre l’équipe et Atos, et que j’ai pris le pli de rebaptiser les intermédiaires en pimps.

Ailleurs, ce n’est pas mieux

Les pratiques de position dominante et d’opacités n’étaient certainement pas l’apanage d’Atos.

Un ami, arrivé peu de temps après moi dans un autre service, avait pour intermédiaire Intrasoft. Lui aussi eu droit à son mur du silence quant à la marge que s’octroyait son intermédiaire. Les langues se déliant, il calcula que leur marge s’élevait à 27%. C’était proprement délirant, plus d’un quart son travail tombait directement dans la poche de la multi-nationale. Là encore, il était hors de question de revoir la marge à la baisse. Et le ton n’était pas aux politesses. La commerciale fit semblant de pleurer lors d’une réunion, et une autre entrevue avec elle eut lieu, ce qu’il perçut comme malsain.

Son contrat arrivait également à son terme. Toute l’équipe travaillait dur pour atteindre une échéance et, le dernier jour de son contrat, il informa tout simplement son fonctionnaire qu’il ne reviendrait pas le lendemain compte tenu de la position d’Intrasoft. Le fonctionnaire et ses collègues étaient navrés, car son départ inopiné allait rendre les choses encore plus compliquées qu’elles ne l’étaient déjà.

Le lendemain donc, il resta chez lui.

Quelques jours plus tard, Intrasoft le rappelait pour signer un contrat avec des conditions moins en sa défaveur. Il avait gagné le bras de fer. Le mépris réciproque entre lui et Intrasoft était bien installé et s’est propagé jusqu’à nos jours.

Une autre société avait la réputation d’être encore plus agressive et de ne pas hésiter à assigner ses propres consultants en justice. Je crains même de la citer, faute de disposer d’éléments circonstanciés. Finalement, nous n’étions pas si mal lotis.

Rien n’a fondamentalement changé depuis pour lui avec Intrasoft; il a récemment dû les relancer pour connaitre une éventuelle indexation et s’assurer que son expérience des dernières années était bien prise en compte.

Devenir intermédiaire

L’idée nous vient de devenir nos propres intermédiaires. Après tout, pourquoi pas? Les marchés publics sont ouverts à tous. Malheureusement, nous dûmes rapidement déchanter. Pour ce faire, il fallait se constituer sous forme de société anonyme, avec un capital assez élevé, et rassembler un nombre de CV de candidats en réserve bien trop important pour nous.

Les indépendants ont malheureusement la faiblesse de leur indépendance et n’ont pas l’habitude de fonctionner de manière coordonnée. L’idée fut vite abandonnée.

Timesheet

Tous les mois, nous devions remplir une feuille de prestation, communément appelée timesheet, dont le modèle nous était fourni par Atos. Dans un élan de bureaucratie, Atos cru bon de rendre les choses plus complexes. Je reçus un jour comme mes collègues un courrier postal m’annonçant qu’il faudrait désormais encoder nos prestations dans un autre système de traitement, en plus de remplir la feuille au format Excel.

Ma première réaction fut de ne pas y donner suite, et d’attendre un premier rappel, puis un deuxième. Les collègues qui avaient obtempérés se plaignaient du caractère abscons du système, les messages d’erreurs et une absence complète d’ergonomie étant au rendez-vous m’avait-on prévenu. 

J’attendis encore quelques jours avant de me connecter. Un message d’erreur apparut dès que j’entrai mes identifiants. J’en informai Atos. Une correction me fut proposée et, à nouveau, j’attendis deux rappels avant de m’exécuter. 

Entre-temps, le commercial me glissa que le système ne donnait pas satisfaction et qu’il allait peut-être être abandonné. Je pris cela comme une confirmation de l’inutilité de faire le moindre effort. Le système fut effectivement abandonné après peu de temps, sans que je n’aie encodé la moindre donnée, au soulagement de ces utilisateurs malgré tout frustrés d’avoir perdu leur temps.

Ainsi va la bureaucratie dans beaucoup de grandes sociétés privées.

C’est la crise

Les jours coulaient heureux à la Commission. Par rapport au secteur privé, notre rémunération était certes en retrait, mais nous bénéficions d’une sécurité implicite dans le renouvellement de nos contrats, et d’une stabilité sur les prix, donc cela ne nous dérangeait pas.

Vint la crise financière. Atos adressa un courrier à ses consultants. Le ton était sibyllin. La missive nous disait en substance :

C’est la crise, il va falloir faire preuve d’imagination.

Tout cela était bien fumeux. Nous devinions bien que par “faire preuve d’imagination”, il fallait certainement comprendre : “réduire votre taux journalier sans compensation”. Mais la lettre ne disait rien de plus; et je la classai sans suite.

Plusieurs semaines s’écoulèrent. Un week-end, un manager chez Atos me contacte. Au téléphone, la voix est jeune et hésitante. Il m’appelle au sujet de cette fameuse lettre. Je l’éconduis rapidement. Cela ne faisait peut-être pas partie du script qu’il devait suivre.

— “Ah, dans ce cas, je vais demander à mon superviseur de vous rappeler.”
— “Mais oui, faites-cela. Au revoir.”

Quelques minutes après, un autre appel. Cette fois, la voix est ferme, sèche et assurée, et le ton, agressif. Cette personne me dit en substance que c’est la crise, que les affaires ne sont pas bonnes, qu’il va falloir réduire notre facturation. Atos contacte de la sorte tous ces consultants. Je feins de jouer le jeu pour mieux le retourner.

—“Je comprends. Mon banquier me fait d’ailleurs des histoires pour un simple crédit pour une modeste voiture, parce que c’est la crise. Ne pensez-vous pas qu’Atos pourrait réduire sa marge pour m’aider, car après tout, c’est moi qui fait tout le travail à la Commission, pas votre société.”

Cette ligne de raisonnement par l’absurde eut le don d’irriter mon interlocuteur; le but recherché était atteint. Je poursuivis donc :

— “Si je ne me trompe, le contrat-cadre est resté inchangé, et vous facturez toujours la même chose à la Commission, crise financière ou pas. Donc vous me demandez simplement de réduire mon taux horaire pour accroître vos marges, comme cela, parce que ça vous arrange.”

J’enfonçai le clou :

 — “En réalité, mes collègues et moi-même sommes une partie de la solution à la crise. Nous formons une équipe qui fonctionne bien, qui donne satisfaction à notre client final, et qui vous rapporte un flux continu de bénéfice sans nécessiter de travail de votre côté, car à part faire passer votre commercial deux fois l’an lors d’une visite de courtoisie, et refacturer avec une marge, vous n’apportez rien.”

Mon interlocuteur devint agressif :

 — “Vous allez diminuer votre tarif, sinon cela aura des conséquences sur le renouvellement de votre contrat.”

La menace était creuse, et quand bien même elle aurait été sérieuse, elle était sans effet sur moi. Le fonctionnaire n’aurait sans doute pas été ravi d’apprendre le non-renouvellement de mon contrat parce que j’aurais refusé de diminuer mon taux journalier pour faire plaisir à Atos.

— “Faites ce que vous avez à faire, et comme bon vous semble.”

J’ajoutai qu’il était inutile de contacter mes collègues, car nous étions sur la même longueur d’onde. “Nous ne négocions jamais collectivement”, me répondit-il, manifestement excédé. “Fort bien, mais il n’empêche que nous prenons une position commune et concertée vis-à-vis de vous.”

Seulement quelques minutes après cette désagréable discussion, mon portable sonna à nouveau. Je reconnu la voix peu assurée du premier manager, qui souhaitait parler à mon collègue L. et qui s’était manifestement embrouillé dans ses numéros. “Je ne suis pas L., mais Y., et vous venez de m’appeler il y a peu, et j’ai été très clair avec vous et votre manager”. Je l’informe qu’il perd son temps, et que ni L. ni le reste de l’équipe ne donneront suite à sa demande. Je lui lance que je préviens d’ailleurs immédiatement mes collègues de son appel.

Je n’en fis rien. Lundi, de retour au bureau, j’interrogeai mes collègues sur ce nouveau chapitre de notre collaboration forcée. Mais personne n’avait été contacté. J’avais fait barrage. Ce fut l’occasion pour moi de leur raconter cet épisode devenu comique une fois qu’il fut partagé avec eux.

Cinq mille euros pour partir

Vint pour moi le temps de quitter la Commission. Je pris contact directement avec mes fonctionnaires, pour leur annoncer mon départ prochain. Ils en prirent acte. Puis, et seulement après leur avoir parlé, je notifiai Atos que je mettais fin au contrat, ce qui déplut au commercial :

Heu … j’aurais aimé être prévenu avant le client et d’autre part il y a qques détails à régler comme les jours de hand over free of charge ; on se recontacte lundi

Ce commercial, contrairement à l’ancien un peu largué face à des consultants revêches, était plutôt agressif et désagréable. Le jeu était fixé : me taxer des jours de prestations, sous forme de “hand over free of charge”, soit des jours de formations ou de transfert de connaissance, sans contrepartie financière.

D’entrée de jeu lors de l’entretien qui s’en suivit, il me remit à ma place.

— “Tu as contacté les fonctionnaires avant de nous contacter. C’est avec Atos que tu as un contrat. Tu aurais dû me contacter en premier lieu. C’est inadmissible.”
— “J’ai trouvé cette place sans l’aide d’Atos, passé les entretiens d’embauche sans Atos, et finalement, cela convenait bien à Atos de se pointer pour signer un contrat et prendre sa marge sans avoir rien dû faire. Donc oui, je me suis à nouveau passé de vous pour mon départ, tout comme je me suis passé de vous pour mon arrivée.”

La conversation se poursuivit dans le hall d’entrée, sur un ton fort déplaisant, et atteint son paroxysme quand il s’agit de me réclamer de l’argent :

— “Tu devras payer 5.000 euros pour ton départ.”
— (outré) “Quoi? Il n’en est pas question.”
— “C’est dans ton contrat.”
— “Je croyais que tout cela n’était pas d’application.”
— “Et bien si.”
— “Heureusement pour moi, je ne l’ai pas signé.”

Le soi-disant “handover” était réalité une simple indemnité en espèces sonnantes et trébuchantes. Il ne s’agissait pas de prester des jours gratuitement pour former mon successeur au profit de la Commission, mais bien de payer directement Atos. Et ce contrat bidon était bien réel.

Passablement énervé par mon refus, il me dit alors qu’il était le boss, que c’était à lui de décider. “Qui est ton patron? Hein? C’est moi ton patron.”

La conversation avait pris un tour surréaliste. Aucun commercial sensé n’aurait pris le risque de tenir ce genre de propos face à un indépendant, ouverture pour le consultant à invoquer un lien de subordination et donc, un contrat de travail déguisé, avec tout ce que cela comporte. Cette voie ne m’intéressait cependant pas, car il s’agissait pour lui de prendre l’ascendant sur moi, ou d’évacuer un trop-plein de frustrations. Je tentai de conserver un semblant de flegme. “Cette conversation devient désagréable. Non, vous n’êtes pas mon patron, car je suis travailleur indépendant. Vous n’êtes qu’un intermédiaire forcé en ce qui me concerne.” Il continua sur le même ton, en conclusion de quoi je me levai : “Il n’y a je pense plus rien à ajouter. Je vais à présent vous quitter.”

Un collègue qui s’était résigné à signer l’infâme contrat fut contraint de verser 5.000 euros pour son départ. Cette clause du contrat n’avait rien de décoratif.

Quelques jours plus tard, le commercial m’envoya un email me confirmant que j’avais raison et que j’avais bénéficié d’ “approximations” de leur service contrats.

Dix ans plus tard

Cet email conclut quatre années de ce que je me garderai d’appeler une collaboration saine et fructueuse. Dix années après avoir été confronté à Atos, j’en garde encore un goût amer, sans rancœur cependant. J’ai depuis appris à fuir ce genre de sociétés, à fuir ce genre d’écosystèmes dysfonctionnels, et je n’accorde pas une grande estime aux intermédiaires, surtout quand ils jouissent d’une situation monopolistique.

Les pratiques agressives et arrogantes ne sont malheureusement pas limitées à l’industrie du développement logiciel. Et ce récit n’est rien comparé à l’emprise que des managers peuvent avoir sur leurs subalternes. J’avais la chance de pouvoir gentiment envoyer mes interlocuteurs à la gare, sans risque de perdre mon travail, même face à des menaces. De par mes qualifications, et de par la rareté des développeurs expérimentés sur le marché du travail, le rapport de force n’était jamais en ma défaveur. Mais tout le monde n’a pas ce luxe.